, Il semble même bouleverser Lady Macbeth qui entend, sous les mots que son époux adresse à l'ensemble des personnages réunis après la mort du roi, une déclaration d'amour subliminale dont la sincérité la fait s'évanouir. En effet, en II,2, alors que les partisans du roi sont assemblés, Macbeth explique pourquoi il a tué les gardes qui protégeaient le souverain: Qui peut être sage, stupéfait, modéré et furieux, Loyal et neutre en même temps ? Aucun homme : La manifestation de la violence de mon amour A devancé son frein : la raison

, Puis il décrit le cadavre ensanglanté du roi Duncan avant de conclure : Qui aurait pu se retenir, Avec un coeur pour aimer et dans ce coeur Assez de courage pour faire connaître son amour, p.48

, Mais Lady Macbeth est la seule sur scène à entendre -le public peut l'entendre aussi si Macbeth dit ces mots en regardant ostensiblement son épouse -une déclaration d'amour pour elle ; d'où son évanouissement, qui ne serait, dans ce cas, pas simulé. 49 Cette scène est à mes yeux la déclaration d'amour la plus émouvante et la plus terrifiante de l'histoire du théâtre. De l'horreur du sacrifice de Duncan va naître un souffle puissant qui va porter le héros tragique jusqu'à des sommets de sensibilité poétique. Ces 'fleurs du Mal' vont s'épanouir justement après l'annonce de la mort de Lady Macbeth à l'acte V scène 5 (19-28) : Demain, et demain, et demain, S'avancent à petits pas, jour après jour, Jusqu'à la dernière syllabe du registre des temps : Et tous nos hiers ont éclairé les fous Qui s'acheminent vers la mort poussiéreuse. Éteins-toi, éteins-toi, éphémère bougie. La vie est une ombre qui marche ; un mauvais acteur, Qui s'agite et se pavane une heure sur la scène, Les personnages assemblés entendent la déclaration d'amour d'un vassal pour son roi, p.50

, Prospéro insiste bien sur la nécessité de ne pas laisser le filtre de la magie se glisser entre sa fille et lui. Dès le début de la pièce, il demande même à son enfant de lui enlever son manteau magique avant de lui raconter leur histoire (I,2, 24-5): « Donne-moi ta main / Et enlève-moi mes habits de magicien. Voilà, / Demeure là, mon art. » 51 C'est en tant que père -pas en tant que magicien -que Prospéro souhaite s'adresser à elle. C'est encore à la nature qu'il donne la priorité lors de la rencontre de Ferdinand et Miranda. Lui qui aurait pu faire tomber les jeunes gens amoureux l'un de l'autre d'un 48 "Who can be wise, amaz'd, temperate and furious, / Loyal and neutral, in a moment? No man: / Th'expedition of my violent love / Outrun the pauser, reason

, Une fois cette phase décisive passée, Prospéro se tourne vers le public et dit (I,2, 420-1) : « Tout se passe, je vois, / Comme mon âme l'a souhaité. » 52 Un peu plus tard, il ajoute (440-1) : « Le Duc de Milan / Et sa fille non moins courageuse pourraient te contrôler / Maintenant si le moment était opportun. » 53 Mais la magie serait inopportune et Prospéro semble attaché à l'authenticité des sentiments qui vont unir les deux enfants. Il est vrai que Ferdinand et Miranda sont encore des enfants. La jeune fille a 14 ans à peine 54 et, même si à cet âge les filles étaient alors susceptibles de devenir mères, Prospéro est déterminé à faire de sa fille une femme. De même, il veut faire de Ferdinand un homme. Cette métamorphose est au coeur de La Tempête, pièce qui peut être interprétée comme un rite d'initiation. 55 Il est même possible d'affirmer que la pièce démontre que c'est là la seule magie qui compte, la seule qui marque durablement les êtres et qui s'avère être la plus difficile à maîtriser. Ainsi, une fois la magie naturelle de l'amour à l'oeuvre entre les deux jeunes gens, Prospéro les sépare cruellement et impose à Ferdinand un traitement qui rappelle celui qu'il inflige quotidiennement à Caliban. Le magicien prend la peine d'expliquer son comportement au public (I,2, 451-3) : « Ils sont sous le charme l'un de l'autre, mais cette affaire / si facile, je dois la rendre difficile, de peur qu'une conquête trop aisée / ôte sa valeur à la prise. » 56 Ainsi, Prospéro va priver Ferdinand de sa liberté et interdire à Miranda de rendre visite à son nouvel esclave, la menaçant même de lui ôter son amour de père si elle lui désobéit (I,2, 477). La stratégie du magicien consiste à pousser les jeunes gens à se rebeller contre lui, à lui désobéir en somme. À ses yeux, seule la désobéissance fera la preuve de leur nouveau statut d'adulte, vol.57

. Jamais-père-ne and . Qu, on lui désobéisse : sa fille a offert sa vie sous ses yeux à l'homme qu'elle aime, affirmant que même s'il ne veut pas d'elle comme épouse, elle le servira tout de même à jamais, vol.1, pp.84-90

, Il dit enfin désirer les liens de l'amour plus ardemment que l'esclave désire la liberté. 58 L'amour s'impose dans La Tempête comme une forme supérieure de liberté qui fait du lien amoureux la garantie d'un bonheur qui transcende la notion même de liberté. À quoi bon être libre si l'on n'aime pas ? demande Shakespeare à travers ses personnages. La seule véritable liberté est dans la soumission aux délices de l'amour. Cette affirmation n'est pas vraiment originale, elle peut même paraître convenue et artificielle, mais La Tempête parvient à lui donner une profondeur émotionnelle intense : Prospéro donne par amour son unique fille à laquelle il joue la comédie de la haine et son apparente cruauté n'est alors que le manteau dont se vêt l'amour d'un père bienveillant

, It goes on, I see, / As my soul prompts it

. «-the-duke-of-milan, And his more braver daughter could control thee / If now 'twere fit to do't. » 54

, et 16), La Tempête commence par la mort symbolique de personnages qui vont être régénérés par leur parcours dramatique, Conformément à ce que démontre Mircea Eliade, par exemple, dans Initiation, rites, sociétés secrètes, p.12, 1959.

, Macbeth et La Tempête de Shakespeare mettent en scène la subtile alchimie qui lie la magie et l'amour. Il faut dire que d'après Plotin, dont Pierre Hadot paraphrase le propos dans Le Voile d'Isis, « le premier magicien, c'est l'Amour qui attire les êtres les uns vers les autres. » 59 Une profonde intimité lie les deux phénomènes dont le dramaturge élisabéthain a si souvent décrit les entrelacs. La magie prend les hommes et les enivre : elle les fait se rapprocher des pouvoirs que seul Dieu possède et leur fait oublier les limites de l'humain. Jusqu'à ce que l'amour les ramène à la raison et leur rappelle que le pouvoir du magicien est un leurre. C'est l'amour aussi qui les broie une fois que le Mal s'est emparé d'eux : ainsi Lady Macbeth est condamnée à ressentir à nouveau les tourments d'une sensibilité qu'elle pensait avoir reléguée aux confins de sa conscience. Macbeth sait quant à lui qu'il a sacrifié ce qui lui était le plus cher après la femme qu'il aime : son roi bien aimé. L'amour a donc toujours le dernier mot, qu'il récompense la vertu ou qu'il châtie la corruption de l'âme. Il s'impose comme moteur dramatique et comme source d'une réflexion qui, au théâtre, s'enracine toujours dans la visibilité. En effet, le théâtre 'montre' et cette monstration, rendue possible par la mise à distance, vol.57, p.60

, Même s'il est bien enraciné dans son temps, le dramaturge élisabéthain demeure le contemporain de chacun des spectateurs qui, génération après génération, puise dans le mensonge de la représentation une vérité universelle. C'est par la magie atemporelle de l'instant de la représentation que le théâtre de Shakespeare continue de nous apprendre à vivre et à aimer. Car après tout, la vie n'est pas plus solide que le rêve de la représentation théâtrale. Les hommes font leur entrée sur la scène du monde pour jouer un rôle qu'ils apprennent tout en le jouant et rien ne compte, après qu'ils sont sortis de scène, que le souvenir de leurs amours, Duc de Milan qui se détourne de son devoir et se laisse ensevelir par les sables mouvants de la magie, est chacun d'entre nous : comme lui, et comme l'alouette chère à René Char, nous nous laissons tuer par l'émerveillement, p.62

P. Hadot and L. Voile-d'isis, , p.154, 2004.

V. Jankelevitch, Philosophie morale : Le Pardon, p.1078, 1988.

, La fonction de l'acteur est, dit Hamlet, de tendre un miroir à la vie. « To hold a mirror up to nature

, Ce sont les derniers mots du Lac de Lamartine